INCAS

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«Dans ce royaume, aucun oiseau ne vole, aucune feuille ne bouge, si telle n’est pas ma volonté.» Ainsi s’exprimait Atahualpa, le dernier empereur inca, peu avant d’être assassiné par les conquérants espagnols.

Peu de civilisations eurent une histoire aussi déconcertante que celle des Incas du Pérou ancien: ils étaient parvenus à fonder en moins de deux siècles un empire de près de huit millions de sujets, et leur puissance devait être anéantie en quelques jours par moins de deux cents hommes.

L’empire se nommait le Tahuantinsuyu , ce qui signifie à peu près en quechua «les quatre directions», prenant pour centre le siège de la capitale, le Cuzco («le nombril»). Chinchasuyu , vers le nord, comprenait la partie centre et nord de la côte et des Andes; Collasuyu , vers le sud, correspondait aux hauts plateaux bolivien, argentin et chilien actuels; Antisuyu , à l’est, s’étendait à la région de forêt amazonienne; enfin Contisuyu , vers l’ouest, recouvrait toutes les régions depuis le Cuzco jusqu’à l’océan Pacifique. Inca est à la fois le nom que l’on donnait à la petite tribu, très modeste à l’origine, mais qui devait devenir la tribu dirigeante d’un immense empire, et celui du souverain lui-même, issu évidemment de cette tribu. Le gouvernement des Incas, totalitaire par certains aspects, mais surtout préoccupé d’efficacité et soucieux du bien-être de la collectivité parvint, en profitant largement de l’expérience des civilisations qui l’avaient précédé, à tirer le meilleur parti d’une nature très ingrate. Des édifices et des ouvrages d’art colossaux furent édifiés, et, par la simplicité de leur système économique et social, les Incas continuent de susciter l’admiration. Cela exigeait un gouvernement centralisé très puissant, où tous les pouvoirs se trouvaient concentrés aux mains du souverain, clef de voûte de l’empire. Une telle organisation pyramidale explique à la fois la puissance et la fragilité de l’édifice inca.

1. Préhistoire dans les Andes

L’époque précéramique

Si impressionnante qu’ait pu devenir la puissance des Incas, elle ne représente que la phase ultime d’une tradition vieille de plusieurs millénaires. La présence de l’homme est attestée, sur la côte pacifique et dans la cordillère des Andes, dès le IXe millénaire avant notre ère. La préhistoire péruvienne peut se diviser sommairement en sept grandes phases, dans lesquelles on distingue des horizons , phases d’unification culturelle, et des périodes , phases de différenciation locale plus ou moins accentuée.

À l’époque précéramique, les premiers occupants furent sans doute des chasseurs-collecteurs possédant un outillage de pierre taillée, vivant en petits groupes nomades, qui se réfugiaient dans les grottes des Andes et les endroits abrités du littoral. Vers 4000 avant J.-C. apparaissent les premiers signes d’agriculture. L’homme, qui ignore encore la poterie, apprend à fabriquer les vêtements de coton. De cette époque datent les premiers villages côtiers aux maisons d’adobe (brique de terre séchée au soleil) ou de pierre, couvertes d’un toit de roseaux.

Culture du maïs et poterie

Dans la période initiale, vers 1500 avant J.-C., apparaissent presque simultanément la culture du maïs – qui va devenir la source principale d’alimentation – et la fabrication de la poterie.

Lors de l’horizon ancien, vers 1000 avant J.-C., une civilisation de cultivateurs de maïs se développe dans les Andes du Nord, autour du centre de Chavín de Huantar . Elle est marquée par la construction de grands édifices de pierre ornés de sculptures. Une influence culturelle et religieuse qui semble fondée sur le culte du jaguar se diffuse sur la côte, et donne leur unité de style à toutes les manifestations artistiques de l’époque (architecture et sculpture, céramique, métallurgie). La culture de Chavín perd son unité pendant les derniers siècles précédant notre ère.

À la première période intermédiaire, la population augmente dans les principales vallées drainées de la côte et des aires culturelles très différenciées apparaissent. Chaque région développe sa personnalité propre, qui se manifeste surtout à travers les styles de céramique (cultures Paracas , puis Nazca , sur la côte sud; Lima , sur la côte centrale; Salinar , Vicus puis Mochica sur la côte nord). La vie urbaine s’organise dans le cadre de petits États souvent guerriers, dont la richesse repose sur une agriculture intensive des terrains irrigués.

Pendant l’horizon moyen, ce développement régional est interrompu, vers 900-1000 après J.-C., par l’apparition d’une influence nouvelle probablement née à Tiahuanaco (région du lac Titicaca) et qui se diffuse dans tout le Pérou à partir du centre de Wari (région d’Ayacucho). On ignore les causes de l’expansion de cette culture qui s’estompe assez rapidement vers 1100 après J.-C.

Dans la seconde période intermédiaire, les centres régionaux renaissent, héritiers à de nombreux égards de ceux de la première période intermédiaire. Les groupes locaux, dont les plus puissants sont les Chimu, sur la côte nord, et les Chincha, sur la côte sud, s’organisent en États puissants à gouvernement militaire. Et, parmi les peuples qui luttent alors pour l’hégémonie, commence à se détacher celui des Incas, dans les Andes du Sud. Leur soif de conquête les conduit, en moins de deux siècles, à édifier l’immense empire du Tahuantinsuyu.

Quant à l’horizon récent, il correspond à l’apogée de l’Empire inca, après que celui-ci eut vaincu militairement, annexé et organisé tous les territoires avoisinants. L’arrivée des Espagnols au milieu du XVIe siècle marque la fin de leur puissance.

2. Des origines à l’empire des Quatre Directions

Mythes et traditions

Aux Espagnols qui leur demandaient d’où ils venaient, les Incas répondirent par des récits en grande partie légendaires. La plus importante de ces légendes fait de Pacaritampu, près du Cuzco, le lieu d’origine de la tribu: par quatre fenêtres, ou de quatre cavernes, sortirent les quatre frères Ayar et leurs épouses, qui étaient en même temps leurs sœurs. Ils entamèrent une longue pérégrination au cours de laquelle Ayar Manco, s’étant débarrassé de ses trois frères, resta seul avec Mama Ocllo son épouse. Arrivé dans la vallée du Cuzco, la baguette d’or qu’il plantait de temps en temps dans le sol s’enfonça profondément. Ils s’arrêtèrent alors et construisirent une hutte à cet endroit qui deviendrait la capitale de l’empire. Suivant un autre mythe, Ayar Manco, appelé cette fois Manco Capac, fut envoyé par son père le Soleil afin de civiliser les hommes. Accompagné de Mama Ocllo, il apparut d’abord sur le lac Titicaca. Après avoir passé une nuit à Pacaritampu, il parvint à enfoncer sa barre d’or dans le sol à Huanacauri, près de Cuzco. Avec l’arrivée de Manco Capac commença alors pour les occupants de la vallée le règne de la civilisation et de l’ordre. Quelle part de vérité historique renferment ces mythes, qui font évidemment la partie belle aux Incas? La légende des quatre frères Ayar fait sans doute allusion à d’antiques migrations et aux quatre tribus qui, selon la tradition, auraient fondé le Cuzco. De diverses luttes seule une tribu – personnifiée par Ayar Manco – serait sortie victorieuse. Ayar Manco ou Manco Capac, héros civilisateur, est considéré comme le premier des douze ou treize souverains de la dynastie inca, et aurait effectivement régné aux alentours de 1200 après J.-C. Cependant, la plus ancienne civilisation découverte dans la région du Cuzco est celle de Chanapata , qui semble dater de l’horizon ancien. Entre ces premières manifestations et le début de l’expansion inca existe donc un long hiatus, qu’aucune découverte archéologique n’a encore permis de combler.

L’empire légendaire

Le règne de Manco Capac inaugure la première phase de l’Empire inca, que l’on a qualifiée de légendaire, par opposition à la phase suivante qui commence au XVe siècle. Toute cette première partie de l’histoire inca est en effet incertaine et enveloppée de mythologie. Après Manco Capac se succèdent huit souverains, ou plutôt huit chefs ou sinchis . La tribu des Incas ne se distingue alors pas des autres tribus ou confédérations qui peuplent le Pérou. Seules quelques conquêtes limitées sont effectuées; raids de pillage et luttes contre des groupes voisins se succèdent. Sous le règne de Yahuar Huaca, septième Inca, elle réussit à imposer sa domination à tous les peuples de la vallée du Cuzco. La puissance inca, désormais affirmée, peut s’étendre et dépasser le cadre d’un petit État rural.

Pachacutec le conquérant

Au début du XVe siècle, Viracocha, huitième Inca, est au déclin de son règne. C’est le moment que choisit alors la puissante confédération voisine des Chancas pour se lancer dans une série de conquêtes. Nul doute qu’elle ne serait parvenue à fonder un empire si Inca Yupanqui, fils de Viracocha, n’avait pris le commandement des armées incas et décidé de défendre le Cuzco. La bataille décisive a lieu en 1438 non loin de la capitale, dans une plaine à laquelle restera attaché le nom de «plaine de sang» (Yahuarpampa).

De cette victoire date le début de l’expansionnisme inca. Inca Yupanqui se fait proclamer empereur du vivant même de son père, et contre sa volonté, sous le nom de Pachacutec, «le réformateur du monde». Aidé de son frère et de son fils Topa Inca, il conquiert en quelques semaines le territoire des Collas, dans la région du lac Titicaca, puis, de là, se dirige vers Arequipa et soumet toutes les communautés jusqu’à la côte. Vers le nord, son frère s’avance jusqu’à Cajamarca.

Topa Inca, dixième Inca, succède à son père vers 1471. Sous son règne, les armées incas s’avancent vers le nord, jusque dans la région de Quito, et descendent le long de la côte jusqu’à Lima. L’empereur se tourne ensuite vers le sud, vers l’actuel Chili, où il fixe la frontière méridionale de l’empire sur le rio Maule.

L’unification des territoires conquis

Si une certaine homogénéité ethnique existait déjà, les Incas durent imposer aux peuples conquis diverses institutions, afin de parvenir à les unifier politiquement. Les mitimaes étaient l’une des principales; elles consistaient à transférer des groupes et parfois des tribus entières de leur région d’origine à des zones éloignées, à mesure de l’avance des conquérants. Ce système était également appliqué aux populations qui manifestaient des signes de rébellion: elles étaient alors déplacées vers des régions pacifiées et déjà organisées.

Une langue commune, le runasimi – qui n’est autre que le quechua – était imposée à tous les peuples conquis. Elle remplaça progressivement les divers dialectes régionaux, considérés comme langages inférieurs, ou huahuasimi . Le runasimi était enseigné par des fonctionnaires envoyés spécialement dans les différentes régions de l’empire. En outre, les fils des nobles provinciaux étaient envoyés au Cuzco, afin qu’ils assimilassent la culture inca et apprissent la langue officielle.

Le culte du Dieu-Soleil était obligatoire dans tout l’empire, ainsi que le rituel qui l’entourait; mais les Incas permirent néanmoins que survécussent les anciens cultes à condition que les dieux locaux fussent considérés comme inférieurs au dieu suprême, le Soleil. Enfin, chaque année, les provinces devaient envoyer à la capitale un enfant, qui était ensuite renvoyé dans son pays d’origine, où il devenait l’objet d’un culte local.

À l’unification de l’empire contribua enfin la construction d’un réseau de routes étendu, jalonné de tampus (à la fois relais et réserves), à l’entretien et à l’approvisionnement desquels devaient veiller les populations locales.

Ainsi, l’Empire inca était constitué de tribus diverses, liées entre elles par un certain nombre d’obligations et de traits communs. La personnalité individuelle de chacune d’elles continuait cependant d’exister, compensant ainsi la politique unificatrice appliquée à l’ensemble du territoire conquis.

L’ordre inca

Le souverain du Tahuantinsuyu, dénommé Inca , ou Sapa Inca , exerçait une autorité absolue de droit divin, car il était considéré comme le descendant direct de Inti le Dieu-Soleil. Ses sujets ne pouvaient l’approcher que les yeux baissés ou portant une charge sur la tête en signe d’humilité. Face à cette adoration, le comportement de l’Inca ne montrait qu’indifférence et supériorité: la tête ceinte du llauto (bandeau royal) orné de la mascapaicha (frange de laine et d’or), il affectait de ne pas regarder son interlocuteur et ne s’adressait à lui que par des intermédiaires. Ainsi fut reçue la première ambassade envoyée par le conquérant Pizarro à Atahualpa. Lorsque l’empereur se déplaçait, c’était dans une litière incrustée d’or et d’argent, et précédée d’une importante escorte armée.

L’épouse de l’Inca, la Coya , devait être sa sœur, et de leur mariage naissait l’héritier du trône. Mais le souverain avait également de nombreuses concubines (Atahualpa en eut, dit-on, plus de sept cents). Les descendants en lignée mâle formaient son ayllu (lignage); ils avaient à charge de perpétuer sa mémoire et de garder sa momie.

Dans la rigide société inca se distinguaient diverses classes privilégiées, qui constituaient la noblesse. Celle-ci comprenait d’abord le lignage mâle de l’empereur, puis tous ses parents vivant au Cuzco – ces deux classes seules avaient droit au port des énormes pendants d’oreilles, qui leur valut de la part des Espagnols le surnom d’orejones (littéralement «oreillards») –, ensuite venaient les nobles de la contrée, les chefs de la «noblesse territoriale», et enfin ceux qui s’étaient distingués d’une façon ou d’une autre, dans la guerre comme dans l’art de construire, et que l’Inca acceptait de compter parmi les nobles.

Enfin, à ces classes nobles doit être ajoutée celle des prêtres. Depuis le grand prêtre du Soleil, Huillac-Humu , jusqu’aux plus humbles officiants ou sorciers des petites communautés rurales, la classe sacerdotale était, comme celle des nobles, exemptée de tribut, et entretenue par le peuple. Une grande partie du haut clergé appartenait d’ailleurs au lignage impérial.

Quant aux administrateurs de haut grade, qui constituaient la dernière des classes privilégiées, et dont les chefs les plus élevés appartenaient aussi à la noblesse impériale, ils se répartissaient en dix catégories; depuis le Suyuyoc , qui commandait un des quatre Suyu – ou province – de l’empire, puis le Huamani , qui commandait à quarante mille familles environ, jusqu’au Pisco-Camayoc , qui commandait à dix familles. Toute cette hiérarchie aboutissait évidemment au Sapa Inca, sommet de la pyramide.

3. De l’État et des hommes

L’Inca exerçait donc sur ses sujets une souveraineté absolue, par l’intermédiaire d’une administration fortement centralisée. Parmi les obligations dévolues aux fonctionnaires, il y avait celles d’établir les statistiques, en s’aidant des quipu (faisceaux de cordelettes nouées), d’organiser et de surveiller les tâches communautaires, d’assurer la distribution des produits de consommation, de collecter le tribut. Sans être pour autant un État socialiste comme on l’a souvent dit, l’Empire inca n’en était pas moins minutieusement organisé, sur la base d’une répartition tripartite des terres.

Le Soleil, l’empereur, les familles

Sitôt une province conquise, elle était divisée en trois parties, la première pour le Soleil, cultivée pour les besoins du culte et l’entretien du clergé, la deuxième pour l’empereur, exploitée au profit du souverain et servant également de «caisse de secours» en cas de calamité publique; quant à la troisième, elle était annuellement répartie entre les familles constituant une communauté – ou ayllu (groupe de familles unies par des liens de parenté et reconnaissant un ancêtre commun); chaque famille recevait un tupu , parcelle dont la superficie dépendait à la fois des qualités de la terre et de l’importance numérique de la famille. Les chefs des ayllus étaient nommés par l’Inca.

Le paysan indien devait également participer à la culture des parcelles appartenant à l’Inca et au clergé. Par un système de prestations, la mita , il était régulièrement requis pour participer aux tâches d’intérêt commun, construction d’édifices civils et religieux, de chemins, de ponts, transport de marchandises, service militaire, etc. On dit même que, à seule fin d’empêcher toute oisiveté, l’Inca allait jusqu’à ordonner des tâches dénuées de caractère utile, comme déplacer une colline, ou livrer une certaine quantité de poux en guise de tribut annuel.

La vie quotidienne

Dès sa naissance, le sujet de l’Inca se trouvait pris dans cette énorme machine administrative qui réglerait son existence jusqu’à sa mort. La population était divisée en dix classes d’âge ayant chacune ses tâches propres; tout jeunes, les enfants aidaient leurs parents dans les travaux des champs, gardaient le petit troupeau familial – quelques lamas ou alpacas – ou les cochons d’Inde qui pullulaient dans la maison; aux vieillards étaient confiées des tâches ménagères faciles. Lorsqu’il atteignait vingt-cinq ans, l’Indien était marié, en même temps que tous les jeunes gens de son âge, par un fonctionnaire venu spécialement de la capitale. Devenu alors un chef de famille, il pouvait avoir sa propre maison, souvent simple pièce de torchis ou de pierre sèche recouverte de chaume, sans meubles, et où l’on couchait à même le sol, enroulé dans une couverture. Lors de la répartition annuelle des terres, l’Indien recevait son tupu, sur lequel il cultivait du maïs, de la quinua – sorte de riz – et surtout, sur les hautes terres, des pommes de terre; dans les basses régions, plus chaudes, poussaient les courges, les piments, les haricots, le manioc, le coton. De cette extraordinaire variété d’espèces végétales, beaucoup deviendraient les dons les plus précieux faits par l’Amérique au vieux continent. Au prix d’efforts immenses, les Indiens étaient parvenus à gagner des surfaces cultivables en aménageant les pentes en terrasses, gigantesques escaliers qui escaladaient le flanc des montagnes depuis le fond des vallées jusqu’à la limite des neiges. La chasse, comme la pêche, n’avaient qu’une importance secondaire; on pratiquait chaque année de grandes chasses collectives de guanacos ou de cervidés, sous la surveillance de fonctionnaires qui en répartissaient le produit.

Ainsi se déroulait l’existence de la famille, rude et sans fantaisie. Rares étaient ceux qui parvenaient à sortir de leur condition de paysans pour accéder à une classe privilégiée. Les artisans – architectes, tailleurs de pierre, métallurgistes, potiers... – formaient une classe à part, souvent enlevés à leur ayllu pour être attachés au service exclusif de l’Inca et de l’État et jouissant en revanche de certains privilèges.

Croyances incas

Si les loisirs étaient rares, les fêtes étaient nombreuses, ponctuant le cycle des saisons et des travaux agricoles. Superstitieux à l’extrême, l’Indien révérait quantité d’idoles et de divinités – la principale étant Pacha-mama , la Terre-Mère – mais aussi des phénomènes naturels, source, montagne ou rocher. Tout objet ou lieu ainsi vénéré s’appelait huaca , et recevait offrandes et prières.

Parvenu au terme de sa vie, après une vieillesse respectée, l’Indien était enterré par sa famille, entouré de ses instruments de travail et talismans, et de quelques offrandes alimentaires. Pleurs, chants, repas accompagnaient la cérémonie, après laquelle on distribuait les quelques objets personnels du défunt. Après la mort, le «double» continuait de réclamer attentions et offrandes; aussi chaque année apportait-on aux malquis , sépultures des ancêtres, de la nourriture et divers objets, afin d’en maintenir l’intégrité, garante de celle de leur double.

Le Cuzco, nombril du monde

«Cuzco, la ville des souverains de ce pays, est si grande et si belle qu’elle serait digne de s’élever en Espagne. Elle est pleine de palais et les pauvres y sont inconnus», s’écria Pedro Sancho de Hoz, qui accompagnait Pizarro lorsqu’il pénétra dans la ville. Depuis le temps où le légendaire Manco Capac avait décidé de se fixer dans cette vallée fertile, le Cuzco s’était accru et embelli. À l’origine simple hameau de chaumières, il devint, sous le règne de Pachacutec, une cité aux vastes places bordées d’édifices imposants, réservés au souverain, à la noblesse et aux prêtres.

Sur la grande place Huacaipata , centre de la ville, s’élevaient le palais de l’Inca régnant et ceux de ses prédécesseurs, le temple du dieu Viracocha, ainsi que différents édifices abritant les fonctionnaires, Yachay-huasi , «la maison du savoir», où étaient formés les comptables, les chroniqueurs officiels, les savants, et, à proximité, Aclla-huasi , «la maison des femmes choisies» où chaque année étaient envoyées des jeunes filles «réquisitionnées» dans les villages, afin d’être consacrées au service de l’Inca ou des dieux. De cette place partaient les quatre grandes routes dallées qui reliaient Cuzco aux provinces du Tahuantinsuyu.

Les plus beaux spécimens de la maçonnerie inca – ce célèbre appareillage fait de blocs étroitement encastrés sans mortier – se trouvent au Cuzco, où certains édifices, tel le temple du Soleil Coricancha , atteignent la perfection. De nos jours, la plupart des vestiges forment les soubassements des édifices coloniaux; du haut de trois murailles en dents de scie superposées, la forteresse de Sacsayhuamán domine la ville de ses blocs cyclopéens dont Sancho de Hoz disait qu’ils étaient si grands «que nul ne suppose en les voyant qu’ils ont été placés par la main de l’homme».

Sur les chemins qui menaient à la capitale, les voyageurs en s’approchant disaient «je te salue, grande cité du Cuzco», et lorsqu’ils croisaient des hommes qui en venaient, ils les saluaient, car ils venaient de la Ville des Dieux.

4. La conquête

L’arrivée de Pizarro

En 1527, Huayna Capac, onzième Inca, venait malencontreusement de partager l’empire entre ses deux fils, Huascar le fils légitime et Atahualpa, fils d’une concubine, tandis que d’alarmantes nouvelles arrivaient du nord de l’empire, où le conquistador Pizarro débarquait, pour la première fois, à Tumbes. La prédiction s’était accomplie, Viracocha le dieu blanc et barbu, qui était autrefois parti vers l’ouest, sur la mer, en promettant de revenir, était de retour.

Les deux frères ne tardèrent pas à entrer en lutte, et lorsque, en 1531, Pizarro revint pour la troisième fois, l’empire était plongé dans la guerre civile. Atahualpa avait réussi à battre les armées de son demi-frère et campait alors dans la vallé de Cajamarca, avant de marcher sur le Cuzco. Dès lors les événements se précipitèrent. À la tête de sa petite troupe de cent quatre-vingt-deux hommes, Pizarro défit et mit en fuite l’armée impériale, terrorisée par les chevaux et les armes à feu inconnues. Moins d’une heure suffit à abattre un empire et une dynastie; Atahualpa, prisonnier de Pizarro, tenta d’acheter sa liberté en échange d’une fabuleuse rançon d’or et d’argent. Mais les Espagnols décidèrent sa mort, le jugeant trop dangereux vivant. Le 3 août 1533, le dernier souverain inca était étranglé. Peu après, la troupe de Pizarro marcha sur le Cuzco et s’en empara, scellant définitivement le destin du Tahuantinsuyu.

La domination espagnole

«Ne nous attardons pas à énumérer les griefs qui pèsent sur les épaules de ceux qui tuèrent Atahualpa. Succombant sous le poids de leurs crimes, tous ont mal fini» (López de Gomara). En effet, en quelques années, Francisco Pizarro, Diego de Almagro, Gonzalo Pizarro, tous les chefs importants de la conquête mourront assassinés ou exécutés au cours de guerres civiles acharnées.

Devenu la vice-royauté de Nouvelle-Castille, et pourvu d’une nouvelle capitale, la Ciudad de los Reyes (Lima), fondée par Pizarro le 18 janvier 1535, le Pérou est dès lors mis en coupe réglée par les conquérants dont le pouvoir et la richesse sont le privilège et l’unique souci. L’emprise de l’Espagne s’établit d’abord par le système de l’ encomienda ; d’immenses haciendas avec tous leurs habitants sont attribuées aux Espagnols importants en récompense de leurs services. Ce système, qui ouvre la porte à des abus de toutes sortes, brise l’ordre économique et social du pays. Des milliers d’Indiens doivent abandonner leurs terres pour se regrouper dans des villages, ou former une population flottante de domestiques et d’esclaves. Ils sont également réquisitionnés pour l’épuisante corvée des mines, la mita , qui engloutit peu à peu une effrayante quantité de matériel humain. Il semble que dans les trente années qui suivirent la conquête, la population fut réduite de moitié. Dans le même temps, aux Indiens viennent s’ajouter peu à peu des milliers d’Européens et de Noirs. Un type nouveau naît, le métis, donnant naissance à toute une série de discriminations raciales.

C’est pourtant ce métis qui, ne pouvant accéder aux postes importants, contribuera à former tout au long des trois siècles de domination espagnole, la nouvelle société qui devait finalement libérer le pays et en assurer le gouvernement.

À la conquête militaire, à l’exploitation économique, s’ajoute la conquête spirituelle. Au début, les Indiens opposent peu de résistance aux prêtres qui leur imposent un dieu et des rites nouveaux; les villes s’enrichissent de somptueuses églises resplendissantes d’or et d’argent, signes de la puissance de Dieu et de la magnificence de son royaume. Mais l’évangélisation n’est qu’apparente, les Indiens au fond d’eux-mêmes sont restés païens. Le soin d’extirper l’idolâtrie est alors confié à des «visiteurs» chargés d’enquêter dans les villages et de dénoncer les pratiques superstitieuses. L’intolérance et la cupidité de l’Église à cette époque ne le cèdent en rien à celles des chefs militaires.

Exploités et opprimés, les Indiens ne restèrent pas toujours apathiques, et la période coloniale est marquée de révoltes brèves et sanglantes. En 1536, Manco, souverain fantoche placé sur le trône par les Espagnols, se révolte, s’enfuit et réussit à lever une armée. Repoussé devant le Cuzco qu’il avait assiégé, il se réfugie dans les Andes d’où il mène durant des années une guerre d’usure et d’escarmouches contre les Espagnols. Son fils Titu Cusi continua la guérilla jusqu’à sa mort. Le jeune frère de celui-ci, Tupac Amaru, reprend à son tour la direction de la résistance inca, mais il est vite anéanti par l’implacable vice-roi Francisco de Toledo, qui s’empare de sa citadelle andine et le fait décapiter en 1572.

Deux siècles plus tard, le souvenir du dernier représentant de la dynastie inca revivra lors de la révolte de Condorcanqui, exécuté lui aussi, et le nom de Tupac Amaru servira de cri de ralliement aux insurgés, au cours de la plus sanglante révolte qu’aient connue les Espagnols depuis le soulèvement de Manco.

Incas
tribu du peuple quechua. Elle fonda v. 1200, à Cuzco (dans le Pérou actuel), un empire théocratique et rigoureusement organisé qui, au XVe s., engloba le Pérou, l'équateur et la Bolivie actuels, ainsi que le nord de l'Argentine et du Chili. Il fut anéanti en six ans (1527-1533) par les Espagnols. Aqueducs, canaux d'irrigation, terrasses de culture, forteresses et palais (Machupicchu) témoignent d'une étonnante maîtrise dans l'art de construire (sans utilisation de mortier) à partir de blocs de pierre pesant parfois plusieurs tonnes (forteresse de Sacsahuamán).

Encyclopédie Universelle. 2012.

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